vendredi 24 décembre 2010
L'antique azalée
Replongé dans La Guerre du Péloponnèse de mon cher Thucydide, chef-d’œuvre de la Grèce antique dont une édition bilingue figure en bonne place dans la bibliothèque de l’hôtel de Brienne. C’est que le deuil de Jacqueline de Romilly m’est si cruel que je ne puis retrouver qu’auprès de son maître la paix et le sommeil qui se refusent à moi depuis sa disparition. Cette chère Immortelle et moi étions liés par une tendre et profonde complicité, à quoi n’était pas étranger, en deçà de la rue d’Ulm, le souvenir mutuel d’un premier prix de grec au concours général des lycées ; elle se réjouissait que nous fussions par ce baptême de la même lignée républicaine, celle qui place au-dessus de tout la langue et la démocratie des Hellènes.
Dans la nuit qui enveloppait depuis quelques années ses jours, Jacqueline continuait de voir le monde par les yeux d’Athéna. Je ne pense pas trahir un sien secret en confiant ici que c’est elle qui, à l’automne, me convainquit de rompre ma parole pour le service de l’État. Elle le fit avec grâce, par le truchement du billet d'un proche à qui elle avait dicté Thucydide : « Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. » On ne se dérobe pas à l’appel d’une amie dont les jours sont comptés ; à mon chagrin se mêle aujourd’hui la conscience heureuse du devoir accompli dans la noblesse antique. L’œuvre de madame de Romilly sera poursuivie, jusqu’à l’hôtel de Brienne où me voici stratège à l’instar de notre Thucydide. La Défense qu’on doit au peuple est aussi celle de sa langue ; l’arme au poing vaut mieux que larme à l’œil, comme aimait à claironner mon grand-père.
Je ne sais pourquoi, me vient ici à l’esprit un passage abscons – s’agissait-il d’Hérodote ou d’Homère ? – que voilà bien longtemps elle peinait depuis des jours à décrypter. Sa traduction résonnait comme une énigme insensée que je fus bien impuissant à résoudre ; je ne pense pas qu’elle m’en fît grief, mais il me plairait aujourd’hui d’avoir mis plus d’ardeur à lui venir en aide. La phrase qu’elle soumettait à ma sagacité sourd au mot près de ma mémoire, parfaitement nette mais ne cédant rien de son mystère : « Il n’est d’âne marri qu’azalée. » Dois-je me résoudre à ce que se referme sur cette énigme la dalle du tombeau, ou bien Jacqueline me donne-t-elle, depuis le royaume d’Hadès, mission de l’élucider ?
Espionne espiègle de mon écran à la faveur d’une pause liée aux « vessicitudes » de l’âge – quelle élégance dans la formule ! –, Denise suggère que j’adjoigne des spécialistes du chiffre à la petite cellule logistique de mon cabinet militaire, mobilisée pour coordonner jusqu’en mars les opérations du deuxième cantonnement de la ville. Le lien me paraît discutable, mais pourquoi pas ? Cela dit, on ne trouve pas des hellénistes sous le sabot d’un âne, fût-il de régiment. Il n’est d’âne marri qu’azalée… Azaleos… L’étymologie n’exigerait-elle pas qu’on traduisît plutôt « il n’est d’âne marri que desséché » ? Cette antique bourrique n’est peut-être après tout qu’une lointaine aïeule de l’âne de Buridan, mort desséché de n’avoir su choisir entre sa faim et sa soif… Allons, c’est suivre Thucydide que de laisser l’énigme aux militaires, me souffle Jacqueline avec un clin d’œil complice à Denise ! Le Péloponnèse n'était-il pas lui-même à sa manière qu'un grand parc ?
A ce propos, des voix s’élèveraient, me dit-on, contre l’ampleur des moyens déployés pour assurer la victoire de nos troupes du deuxième cantonnement. Ne comprend-on pas que, bien plus que de voler dans les plumes d’une insignifiante agasse, il s’agit avant tout de laver dans le sang l’honneur d’un homme ! « L’épaisseur du rempart, nous enseigne Thucydide, compte moins que la volonté de le prendre. » Soyons francs : ma volonté le dispute à mon ego ! Rien ni personne ne m’empêchera de savourer ma revanche ! La bataille sera rude, mais l’Histoire n’aurait pas tort de me juger sévèrement si je ne me battais pour laver mon honneur et faire triompher mon droit. Ma dame de pique neutralisée, son fauteuil du palais Bourbon me tendra enfin les bras ! Comme celui de Jacqueline sous la Coupole, et peut-être même sa chaire au Collège de France. Je sais qu’elle le souhaitait, pour mes Cerises comme pour ma Tentation. M’assurer depuis Kaboul qu’un soldat a bien déposé sur sa pierre une antique azalée…
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2 commentaires:
Pathétique azalée ! J'aime pas les Rhododendrons !
Alain qui ? Personne ne semble avoir entendu parler de lui au paradis...
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