"Si tu es amer, plains-t'en." (proverbe gascon)

jeudi 9 octobre 2008

Les Géants




Feuilleté l’œuvre du Général hier soir, retour de Bruxelles, au gré de phrases soulignées au crayon et marquées de signes plus dans la marge, émouvants témoignages de visites passées, comme de la pointe d’un canif dans la pierre d’un monument, pour dire qu’on était là. Ces passages sont pour moi des miroirs lumineux où je continue de me reconnaître. Ainsi : "Rien ne rehausse l’autorité mieux que le silence, splendeur des forts et refuge des faibles ", dans Le fil de l’épée. Et puis : "On ne fait rien de grand sans de grands hommes, et ceux-ci le sont pour l’avoir voulu", dans Vers l’armée de métier. J’y retrouve à la fois avec émotion mon exil québécois, trop facilement qualifié de "silence de l’amer", et ma splendide vocation à la solitude des cimes où, s'il est rare, l’oxygène est pur aussi tant il est peu respiré.

Étrange résonance aujourd’hui dans la consécration planétaire de Le Clézio, nouveau prix Nobel de littérature. Je pense à Bogo le Muet, dans son roman Les Géants*, infatigable Sisyphe reconstruisant chaque jour sa pyramide de sable, sur une plage rebelle au piétinement des hommes qu’elle "renvoyait chez eux à leurs petites histoires d’hommes". Je pense aux "petites soupes" sur de "petits feux" à quoi je suis plus ou moins réduit ici. Ô plages sœurs d’Irlande et du Canada, également hospitalières aux solitudes d’exception !

Denise me fait remarquer qu’il n’est sans doute jamais venu au Général l’idée saugrenue d’admi-nistrer Colombey-les-deux-Eglises, ou d’aller pleurer quelques subsides à un vague commissaire européen. Femme délicieuse et cruelle ! Il faut bien s’agiter dans la division où l’on a été relégué, que voulez-vous, et feindre de s'y épanouir ! Nisa ajoute, perfide à souhait, que, si l'on en croit Tournoux dans La Tragédie du Général, le grand homme aurait confié qu’"on ne devrait pas accepter de responsabilités suprêmes au-delà de soixante ans". C’était une autre époque, où l’on était vieux bien jeune ! Pour un homme d’action, la sagesse n’est littéralement que spéculation à rebours, au sens où tout miroir (speculum) est un rétroviseur. Son âge lointain est celui des mémoires, quand la messe sera dite. Jeune sexagénaire, je me sens pour l'heure en excellente forme pour la suprématie.

Voilà vingt-trois ans déjà que la France n’avait pas été consacrée par le Nobel de littérature. Soyons francs : qui lit encore aujourd’hui Claude Simon ? Cette honorable distinction, comme bien d’autres, n’est-elle pas finalement qu’une majestueuse dalle de marbre sous quoi allonger les écrivains pour leur dernier sommeil ? Je gage qu’il en sera de même de la Canebière qui, consacrée pour 2013 par un jury honteusement soudoyé, sombrera dès 2014 dans l’indifférence des circuits touristiques et culturels, à l’instar de Sully Prudhomme ou d’Anatole France. Croyez-moi, on ne saura pas davantage, en 2015, citer un monument de Marseille qu’aujourd’hui un roman du pauvre Anatole. Je sais d’expérience qu’il est plus enthousiasmant de vouloir être que d’avoir été ; on ne peut être sauvé que par sa renaissance, pas par son passé.

Avoir été. C’est un peu le thème de L’Enfer de Matignon**, à la fois un livre de Raphaëlle Bacqué et un documentaire de Philippe Kohly où j'apparais, que diffusera France 5 à partir du 20 octobre. J’ai eu ma part de cet enfer-là, on le sait, mais j’ose dire, à onze ans de distance, qu’il s’y passait au moins quelque chose ! Que j’y affrontais des événements à ma mesure et des hommes proches de mon gabarit cérébral ! Pour tout dire, c'était mille fois plus exaltant qu'un purgatoire municipal, qui jamais ne connaîtra les braises ni la flamme.
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* L'imaginaire Gallimard
**Albin Michel

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